Les furtifs d'Alain Damasio

Publié le par Walpurgis

Roman SF

Format poche

Edition : Folio

Date de parution : 2021

Nombre de pages : 929

Ils sont là, parmi nous, jamais où tu regardes, à circuler dans les angles morts de la vision humaine. On les appelle les furtifs. [...] Lorca Varèse, sociologue pour communes autogérées, et sa femme, Sahar, proferrante dans la rue pour les enfants que l'Éducation nationale, en faillite, a abandonnés, ont vu leur couple brisé par la disparition de leur fille unique de quatre ans, Tishka - volatilisée un matin, inexplicablement. Sahar ne parvient pas à faire son deuil alors que Lorca, convaincu que sa fille est partie avec les furtifs, intègre une unité clandestine de l'armée chargée de chasser ces animaux extraordinaires.

J'ai beaucoup aimé Les furtifs, j'ai passé un bon moment et je n'ai pas (trop) vu les 929 pages défiler. J'y ai retrouvé la poésie que j'avais rencontrée dans la Horde du Contrevent et qui était absente de La Zone du dehors

Ce roman c'est avant tout l'histoire d'un amour filial. Lorca a perdu sa fille Tishka deux ans auparavant. Elle s'est volatilisée de l'appartement où ils vivaient ensemble avec sa femme Sahar. Il en est persuadé, sa fille est partie avec un furtif. Il s'engage alors dans une unité pour les chasser. De son côté Sahar, proferrante, essaie d'oublier et fait son travail de deuil. Lorca et Sahar incarnent donc deux façons antinomiques de réagir face à la perte d'un enfant. Et les confrontations qui ont lieu dans les premiers chapitres sont parfois douloureuses.

Simultanément on découvre l'équipe de chasse de Lorca et par ce biais les étranges créatures que sont les furtifs. Les personnages sont faciles à distinguer car tous aux caractéristiques bien définies. De plus Alain Damasio a repris son système de symboles pour personnifier ses personnages. Beaucoup moins nombreux que dans la Horde du Contrevent, ils sont très faciles à retenir. Mais même sans ça, le vocabulaire de chacun est tellement spécifique qu'on les reconnaît à leur façon de parler. Agüero, le chef, utilise des mots espagnols, Toni parle avec des expressions de geeks mâtinées de gitan alors que les personnages comme Lorca et Sahar, de classes sociales plus élevées, ont un vocabulaire plus posé et précis.

Le travail sur les mots est assez énorme. Ceux qui ont déjà lu l'auteur le savent. Il adore ça ! C'est très créatif. Il s'en donne à cœur joie pour introduire néologismes, argots, verlan et des virelangues, ces derniers étant surtout liés aux furtifs. Il y a une réelle motivation à créer un récit inclusif que ce soit par l'utilisation parfois de iel mais surtout par cette babel de français. Oui, oui, c'est un babel de notre langue que Damasio fait encore évoluer sur la base des sons avec les furtifs. Cela donne à la fois des passages très poétiques mais aussi absurdes qui demandent un lâcher-prise pour les apprécier pleinement. La typographie est parfois utilisée pour exprimer des émotions en accentuant des discours. Certains passages semblent utiliser le morse ou une forme approchante. Dans d'autres, elle semble exprimer l'ambiance qui règne dans l'histoire à ce moment-là. Comme cette écriture très graphique dans la communauté balinaise et qui m'a fait penser aux écritures de l'Asie du Sud-est mêlant alphabet et syllabes.

Mais parlons des furtifs qui sont les vedettes du roman. Créatures quasi invisibles, les furtifs s'expriment par sons et sont doués de métamorphose. Évolutifs, ils s'adaptent à leur environnement et fusionnent avec toute matière qu'elle soit organique ou non. Seul un regard humain de face peut les tuer et les transformer en céramique. C'est vraiment une création que j'ai adoré et qui m'a tout de suite fait plonger dans l'univers proposé par Damasio malgré quelques défauts évidents.

La société dans laquelle Damasio a mis en place son histoire est proche de la nôtre. Les nouvelles technologies se sont accrues facilitant la vie des citoyens mais les enfermant dans un mode de vie très individualiste. Les villes sont désormais gérées par des entreprises qui font payer des forfaits pour avoir accès à plus ou moins de privilèges. Le marketing est donc partout, agressant le citoyen qui ne peut quasi pas y échapper. Chaque citoyen peut avoir une bague lui donnant accès à toutes les interfaces nécessaires (ou non) à sa vie. Cette technologie est couplée à la surveillance d'où les références à Michel Foucault croisées dans le texte. Ici la technologie ne semble donc faite que pour exercer une coercition sur les citoyens et les empêcher d'exercer leur esprit critique.

Au fil du récit, le lecteur découvre la résistance. Incarnée par un mélange hétéroclite oscillant entre les zadistes et des jeunes férus de sports extrêmes et de street art, cette communauté est sans doute le point faible du roman. Parce-qu'il faut bien l'avouer, ils sont un peu ridicules la majorité du temps. Si le côté écologie, permaculture et le vivre ensemble a bien résonné en moi, je suis restée par contre dubitative devant la représentation bon enfant de cette résistance. Déjà il n'y quasi pas de divisions au sein même de ce groupe ou alors c'est vite balayé en deux trois phrases, et c'est vraiment dommage ! Une liste de courants politiques anar nous sont balancés mais bon tout va bien, c'est le consensus !!! A ce niveau là c'est une grosse déception de découvrir une vision aussi naïve et utopique.

Dans les derniers chapitres, on pense beaucoup à notre propre actualité :  peur de l'autre, opportunisme politique, société sécuritaire... J'ai parfois lu dans d'autres avis que le livre se démodera vite car justement trop actuel, trop ancré dans son époque. Je ne pense pas, l'histoire étant un éternel recommencement.

J'ai enfin bouclé cette chronique que j'ai du recommencer dix fois. Je crois bien que c'est la première fois que j'ai autant de mal à dire ce que j'ai ressenti. L'histoire est bien, les furtifs une création géniale. Par contre l'aspect politique est mal amené, un peu comme un cheveu sur la soupe et brise la poésie des furtifs, des mots et des sons. Toutefois, j'ai vraiment dévoré les 900 pages et j'encourage tous ceux qui aiment l’œuvre de l'auteur à le lire.

Publié dans SF

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M
Superbe chronique. je suis tenté même si j'ai peur! ;)<br /> J'ai jamais réussi à dépasser les cinquante pages dans "La Horde..." mais si tu dis que c'est plus facile... :)
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W
La Horde c'est poétique et différent par bien des aspects des Furtifs, plus politisé notamment. Ca reste un gros morceau à lire donc c'est normal que ça impressionne ;-)<br />
Z
Je dois l'avouer, je n'ai encore jamais lu Damasio ! J'ai le contrevent dans ma PAL, je commencerais plutôt par celui-là, je verrais ensuite :)
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W
Je pense que la Horde du Contrevent est le meilleur roman de Damasio. L'histoire est originale, c'est poétique, il y a un travail sur la typo. J'espère qu'il te plaira.