L'homme qui savait la langue des serpents d'Andrus Kivirähk

Publié le par Walpurgis

Roman estonien

Traduction : Jean-Pierre Minaudier

Edition : Le Tripode

Date de parution : 2013

Nombre de pages : 440 pages

Voici l'histoire du dernier des hommes qui parlait la langue des serpents, de sa sœur qui tomba amoureuse d’un ours, de sa mère qui rôtissait compulsivement des élans, de son grand-père qui guerroyait sans jambes, d’une paysanne qui rêvait d’un loup-garou, d’un vieil homme qui chassait les vents, d’une salamandre qui volait dans les airs, d’australopithèques qui élevaient des poux géants, d’un poisson titanesque las de ce monde et de chevaliers teutons épouvantés par tout ce qui précède...

Il est des livres qui nous hantent même des années plus tard. Cet été, j'ai eu une forte envie de relire L'homme qui savait la langue des serpents que j'ai lu en 2016. Je me rappelais de l'univers imaginaire de l'auteur qui m'avait profondément marqué mais j'ai voulu aussi saisir un peu mieux l'aspect critique du roman sur la société estonienne. 

L'Estonie a été conquise et christianisée à partir du XIIIe siècle. Le peuple était alors perçu comme un peuple de la forêt en opposition aux Occidentaux civilisés. Je n'ai pu m'empêcher de penser au roman Le châtiment des flèches de Fabien Clavel. Bien que l'histoire soit différente, la dichotomie entre peuple indigène et peuple christianisé est la pierre angulaire de ces deux récits.

Leemet est une jeune garçon, né au village, il est revenu vivre dans la forêt à la mort de son père. Grâce à son oncle, il apprend la langue des serpents. Cet idiome permet de communiquer avec les animaux et d'en soumettre certains à sa volonté pour les égorger et s'en nourrir. Leemet est détesté par Tambet, un voisin, qui voit dans ce garçon né dans un village, la trace d'une infamie. Mais la vérité est que depuis plusieurs années, les habitants délaissent la forêt pour rejoindre le village et la "civilisation". Dès le début du récit, on capte un sentiment d'une peuplade forestière en déliquescence, Leemet ne peut être qu'un représentant d'une tragédie en devenir : la fin de son peuple et le désenchantement du monde.

Car le monde de Leemet, celui de la forêt, est un concentré de légendes et d'une nature mystérieuse mais amicale. Les animaux parlent et on peut communiquer avec eux si on connaît la langue des serpents. D'ailleurs, on peut partager leurs vies, les ours n'hésitent pas à avoir des relations avec les humaines qui adorent ces boules de poils. Les loups deviennent des bêtes à chevaucher et leurs femelles des bêtes à traire. Quant aux serpents, ils font office de vieux sages et être l'ami des vipères royales est un immense honneur. Et il y a la légende de la salamandre endormie depuis des années qui a prêté main forte aux estoniens pour contenir les invasions étrangères. 

Et tout ça disparaît au fil de l'histoire... Peu à peu les habitants partis au village oublient leur passé dans la forêt ainsi que leur lien avec les animaux et la nature. Ils se plongent dans le travail de la terre, mangent du pain et rêvent en écoutant les moines chanter. Les habitants abandonnent leur nom estonien pour se baptiser de noms chrétiens. Leur identité propre disparaît pour se conformer au "reste du monde" et ils renient ce qu'ils connaissaient puisque Dieu et le pape n'ont pas créé ou ne connaissent pas ces choses. 

A contrario, Tambet et Ülgas (le sage de la forêt) sont partisans des traditions de la forêt. Ils défendent un monde qui n'existe plus et qu'ils ont remanié à leur sauce se persuadant de la présence de génies de la nature. Eux-même oublient ce qui existe vraiment, la langue des serpents et le lien spécial qui les unit aux animaux. D'ailleurs ces deux personnages sont les plus antipathiques du livre. Violents et fous, ils incarnent un paganisme exacerbé qui se heurte au monde moderne. Et si l'auteur critique aussi la standardisation qu'engendre le christianisme, les radicaux nostalgiques d'un passé idéalisé en prennent pour leur grade. La postface est une vraie clé pour comprendre le sens du roman et pouvoir comprendre les subtilités utilisées par l'auteur. 

Leemet, le "héros", est un personnage attachant. C'est un homme déchiré entre deux mondes et qui souhaite simplement vivre comme il l'entend. Il est le seul témoin lucide de la disparition d'un monde. Des deuils le mèneront à chaque fois plus près de la fin jusqu'à la sienne. La cruauté de cette histoire atteint le summum dans les dernières pages où les événements se précipitent. Alors qu'on commençait la lecture avec une galerie de personnages sympathiques (la famille de Leemet, ses amis, Ints, les anthropopithèques...) le récit se termine dans la solitude mais aussi dans un certain réconfort que je vous laisserai découvrir. 

Un très beau livre dont la relecture m'a encore plus convaincu que c'est un récit réaliste sur le désenchantement du monde et la difficulté de ne pas être dans les standards. C'est aussi un joli voyage dans une culture proche de la nature auprès d'un personnage très humain et des personnages originaux et enchanteurs. A découvrir si ce n'est pas déjà fait !

 

Chronique du 07/01/2016

Ce roman estonien se taille une sacrée réputation grâce au bouche à oreille et c'est grâce à Lelf et Jae_Lou que j'ai tenté l'aventure.

Leemet est un homme de la forêt, le dernier à connaître la langue des serpents. Ce roman est l'histoire de sa vie déchirée entre passé et modernité. Leemet aime la forêt, se promener avec ses amis humains ou serpents. Il voit pourtant la forêt se vider et ses habitants allaient vivre au village pour profiter des bienfaits du pain et du christianisme. Certains irréductibles résistent contre cette fuite tels les inquiétants Tambet et Ulgäs, extrémistes de la tradition.

Leemet, lui, ne veut pas choisir. Il est heureux de vivre en harmonie avec les animaux et il s'émerveille devant les inventions venus de l'étranger. Leemet est la raison là où les autres personnifient les extrêmes, ceux qui sont certains d'avoir choisi la meilleure voie et qui ne souhaitent que la disparition de l'autre.

A travers son univers médiéval fantastique, Andrus Kivirähk nous raconte une histoire engagée où tout le monde en prend pour son grade. Il raconte comment un monde sombre dans l'oubli petit à petit. Les explications du traducteur Jean-Pierre Minaudier apportent un vrai plus à la compréhension de ce roman, de l'histoire de l'Estonie. Car il est bien question de l'Estonie à travers cette fable et l'auteur a transposé les problèmes politiques de son pays et montre du doigt les dérives de la société.

Et tout cela en nous régalant de personnages hauts en couleurs : un grand-père cul de jatte, des anthropopithèques inventifs, un serpent sympathique, une sœur amoureuse d'un ours..., d'aventures extraordinaires et de questionnements qui nous tiennent en haleine (mais où est la salamandre ?).

Ce livre n'est véritablement pas comme les autres et je rejoins la cohorte des blogueurs séduits par ce livre onirique mais aussi engagé, écrit par une plume lucide. A découvrir !

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
J'aimerais beaucoup le lire :)
Répondre
W
Je te le recommande!